lundi 8 décembre 2008

Aviver le désir


Il s’étonnait encore d’avoir résisté. De ne pas en être mort. Le désir, plus vif que la lame d’un rasoir, produisait des entailles profondes en évitant par une habileté surprenante que le sang coule. Il continuait à rouler de son flot rapide, au gré d’un cœur grondant. Il respirait avec calme. Ou plutôt : il s’appliquait à calmer la tempête de son souffle, y réussissait.

 

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Ils ne se connaissaient qu’à peine. Mais ils avaient correspondu. De manière fonctionnelle, d’abord : à l’occasion de campagnes contre les OGM, puis pour les « sans papiers », puis contre la déforestation en Amazonie et à Bornéo. Chacun s’occupait du secrétariat d’une association « loi 1901 » plutôt écolo liée à une coopérative bio. Ils avaient dû, au niveau régional, participer à un forum organisé sur Internet afin de coordonner les actions de leurs associations respectives. Des courriers administratifs, mais sympas ; puis des appels téléphoniques pour gagner du temps. Ils avaient envisagé de la même manière les présences silencieuses devant la Mairie de leur ville, la Préfecture et le Conseil général de leur département. Les distributions de tracts sur papier recyclé. Les concerts loufoques dans les rues piétonnes. Les ventes de soupes à « prix libre » devant les hypermarchés. Des galères comparables s’étaient produites : l’encre des tracts qui bave lors d’une averse, la soupe pas salée. Ils avaient, par deux fois, failli se rencontrer et la grippe de l’un, un empêchement professionnel pour l’autre les en avaient empêchés.

A l’occasion d’un appel téléphonique, il avait confié sa lassitude passagère. Il l’avait transformée en racontant de manière fantastique la situation. Elle lui avait répondu sur le même ton, proposant des variations à cette histoire qui était devenu un conte. Chacun de son côté, sans en parler à l’autre, avait rédigé sa propre version, et l’avait adressée à l’autre. Ils avaient ri, à la lecture de ces productions jumelles de leur imagination. Ils avaient décroché presque simultanément le combiné de leur téléphone, avaient entendu la sonnerie signifiant que la ligne était occupée. Leurs courriels s’étaient croisés.

Après un mois, de téléphone en messages, ils avaient reconnu éprouver le mal du silence de l’autre. L’évidente signification de leurs émotions imposa la rencontre. Enfin. Chacun se dit : enfin. Comme si une attente muette avait décidé de faire valoir ses droits à la satisfaction. A la manière d’une injustice demandant à être réparée. Ou d’une absurdité aspirant à s’évanouir au profit d’un sens accepté. Enfin. Un soupir long et apaisant. Sans lassitude. D’aise.

Le jour, l’heure, le lieu. L’accord fût aisé à trouver.

La veille, elle lui dit ses craintes. Elle ne comprenait pas ce qui se passait pour elle. En elle. Un tumulte. Une révolte du cœur. Ils avaient longuement parlé. Se demandant même s’il ne fallait pas retarder la rencontre, la reporter, ou même en suspendre l’idée. Jusqu’à l’urgence revenue. L’urgence qui rend impossible la moindre idée de remettre. L’urgence prête à provoquer le vomissement en cas de résistance. L’urgence qui emporte, impose, dicte. Pourquoi jouer avec ce feu ? Pourquoi se proposer de devenir brasier ? Cela leur avait paru cruel. Sans le moindre horizon de plaisir. Ils allaient donc se voir. Enfin. Mais. Oui, mais. Et si…

Il leur fallut s’appeler plusieurs fois en quelques heures. Se quitter en se donnant quelques instants de répit pour réfléchir. En silence. Non, dans le vacarme du désir de s’étreindre et la crainte de ne pas être là où il le fallait. Crainte plus dissolvante que le désespoir. Ils trouvèrent la solution. Peut-être pas la meilleure. La seule qui leur parût à la hauteur de ce qu’ils vivaient.

 

 

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Il était assis dans ce bar un peu cossu, prétentieux mais pas méprisant. Avec un peu de jeu, de comédie dans les choix des sièges, de l’organisation de l’espace aussi. Il attendait dans un fauteuil club, en cuir havane. Ferme et à ses mesures. Il avait commandé deux cafés, deux verres d’eau et deux pâtisseries, des parts de tarte tatin, chaudes. A peine avait-il été servi qu’une main s’est posée sur son épaule droite. Il a alors fermé les yeux. Il a senti des lèvres sur les siennes, les effleurant. Un souffle chaud. Ils ont un peu parlé. Peu. Il parvint à trouver le café, et à le boire. La tarte serait pour plus tard. Il se contentait de la deviner là. Des lèvres au goût de sucre et de cannelle passèrent. Au revoir. Son cœur occupa toute sa poitrine, sa gorge, sa tête. Il fit le calme, lentement. Puis, comme ils en étaient convenus, lorsque sa respiration avait retrouvé son amble, il rouvrit les yeux. L’urgence installait son empire alors même qu’ils s’étaient rencontrés. Aurait-elle encore peur ? Pourraient-ils se voir ? Il attendait d’entendre son désir lui parler. Il attendait qu’il s’accorde au sien. Sa corde serait le désaccord. L’accord emporterait son cœur. Quoi que l’avenir leur réserve, l’exceptionnel, l’exquis, le subtil étaient entrés dans la réalité.

 

dimanche 30 novembre 2008

…je ne veux pas être une au milieu d'une autre…

La foudre n’a pas frappé. Mais l’éclair, vif comme une plaie réveillée, solitaire, isolé du tonnerre au claquement par l’écho répété, a jeté sa lumière soudaine. Précise. Un instant sans ombre. Auparavant chacun, vêtu de son histoire, laissait paraître ce dont il était capable. Sans calcul. Avec authenticité. Ce que l’autre, aussi, parvenait à éclairer. Par petites touches du halo projeté par la bougie de chacun, les silhouettes se précisaient. Foyers de vibrations perçues reçues désirées, pas encore personnes révélées nues dépouillées et accueillies telles. Cette nudité s’offre si rarement. Elle s’approche. Elle perce parfois. Explose dans un don. S’y épuise sans don en retour. Jouit de soi et de l’autre, jouit de la communauté si le don a lieu.

L’éclair ne dénude pas : il traverse. On peut ne pas le voir. Lorsqu’on l’aperçoit, la surprise est telle que l’oubli par inattention opère son travail mortifère. Souvent. Pas là.

Une phrase dans un message : un acte qui marque une décision. Pas seulement : cette femme disparue a-t-elle repris une place, peut-être la place qu’elle avait quittée, il y a déjà longtemps ?  Non : la personne qui décide en ce qui me concerne n’est autre que moi ; je ne suis pas un jouet, un instrument de divertissement, un canot de sauvetage en cas de naufrage. Que le naufrage témoigne de courage s’il doit avoir lieu ! C’est moi ou bien elle. 

Ne me cherche pas là où elle est ! Ne la cherche pas en moi ! 

Au creux d'elle il n'y aura pas moi ! Au coeur de moi elle ne réside pas !

Beaucoup mieux que cela. Ciselé. D’un trait bref et éblouissant. Quelques mots, dix ou onze. Tout dire. Pas un appel : une affirmation de soi comme femme éblouissante de liberté. D’existence droite, au cœur même des émotions qui jouent de l’équilibre.

Devoir alors dire. Comprendre où l’on en est. Même si l’objet du message n’existe pas, plus depuis des mois. Se dire à soi, d’abord. Avant de se dire à Elle. Faire la lumière sur soi pour Elle. Pour ce Nous, il se le dit. Il sait que ce qui a été vécu laisse sa marque. Que le sensible évoque un passé. Que le passé ne disparaît pas. Mais qu’il est dépassé. Toujours. Il sait qu’il n’est pas nostalgique : capable de regarder derrière sans regret, avec tendresse.

Ils se sont dits l’un à l’autre, chacun à soi-même.

Dire pour se présenter, sans réserver quoi que ce soit. Parce que le présent porte en lui le précieux, l’ouvert, le fécond.

Toi, seulement. Nous.

dimanche 23 novembre 2008

Vestiges heureux

A quoi la vie se joue-t-elle ? Chacun aimerait le savoir pour peser dans le sens qui lui convient. Mais ce sens n’est que ce qui lui apparaît à un moment donné. Demeure-t-il identique un peu plus tard ? N’aurait-il pas paru stupide, ou insensé un peu plus tôt ? Ou même peut-être aurait-il pu ne jamais apparaître. Mais voilà : il y a la plupart du temps quelque chose qui fait sens, même si cela paraît en même temps incertain, discutable. 

Pour le mettre en scène, imaginons un homme à qui une femme a adressé une déclaration d’amour, déclaration sans équivoque. Il l’assure éprouver pour elle le même feu. Tout cela par lettres. Ou par courriels, peu importe. Le téléphone a pu jouer un rôle. Et ils ont pu se rencontrer auparavant, mais pas depuis cet aveu réciproque.

Les voilà ensemble. Il fait déjà nuit. Ils se retrouvent dans une gare, s’embrassent, un peu gênés parce que surpris que cela ait lieu, alors qu’ils ont tout organisé pour que cela le soit. Avant d’aller à l’hôtel, ils s’arrêtent dans un bar américain. Spacieux, accueillant. Ils se disent l’un à l’autre. Elle avoue avoir failli ne pas venir, à cause de son ancien amant qui ne se résout pas à son abandon. Elle a choisi de venir, de rompre sans laisser d’espoir de retour.

Ils sont dans la chambre. Ils se déshabillent l’un l’autre. Ils prennent tout le temps qu’ils peuvent inventer. Cela ne se reproduira jamais de cette manière. Il n’y a qu’une première fois, même si elle est suivie de nombreuses autres. Il s’est promis de distendre cette nuit, de faire taire l’urgence vécue de la délivrance, de consacrer ses gestes à une découverte aléatoire, patiente, de tous les lieux de son être. Faire au corps de l’aimée un véritable hommage. Ne pas le consommer, faire révérence à la variété de sa sensibilité. Il sera temps de réaliser ce qui matérialise l’unité, la fusion, et conduit à cette perte de soi si désirée. Elle décida qu’il en serait autrement et, après quelques douces et heureuses caresses, le chevaucha.

Le plaisir les avait dompté. Ils parlaient.

« Tu m’oublieras », lui confia-t-il.

Ils s’endormirent. Il se réveilla et jouit d’elle dans son sommeil. Il le crut.

La journée fut belle. Simple. Faite de visites : un Musée des Beaux-arts, un parc, des quais. Un restaurant. Une cathédrale. Un bar, et quelques cocktails. Parfois sans alcool. Le lit les attendait. D’autres découvertes aussi. Sensuelles.

Il caressait cette contrée de sa peau si variée qui va du sein à l’épaule. Doucement, à peine, en insistant plus, avec des mouvements variés. Elle lui demanda, avec ce sourire qui lui ramena sa vigueur qu’elle sentit contre sa cuisse : « Que fais-tu ? Tu as perdu quelque chose ? ». Il attendit qu’elle ait fini de rire de sa plaisanterie qui l’avait fait sourire lui aussi. « Je veux que mes doigts gardent la mémoire de ta peau, de ses quelques grains ici, de cette petite tâche là, de sa douceur partout, du glissé de ton sein, de son appel à baisers. Pour me rappeler de toi, et jouir encore. Pour après. » Ils en rirent. Ils passèrent à un échange pendant lequel l’un et l’autre offrait s’offrant et prenait donnant.

Plus tard, leur deuxième fois s’acheva dans un parc. Ailleurs. Ils se promenaient après avoir été sans retenue dans un autre hôtel. Assis, alors que l’heure du train approchait. Il ouvrit sa valise, en sortit un livre, relié en cuir. « Tiens, je te l’offre pour que tu ne m’oublies pas. Lorsque je serai loin de toi, mais aussi lorsque nous nous serons éloignés l’un de l’autre. Parce que cette distance qui se sera installée ne te fera pas disparaître de moi. Ta main a sculpté mon cœur, il en a la forme. Même s’il en porte d’autres, ou que d’autres s’y imprimeront. La tienne a la beauté. Ce livre parle d’amour. Il est d’une époque très lointaine. Ce qu’il dit a toujours été vrai, et le sera toujours. »

Ils se sourirent. Ils avaient compris.

Elle lui dirait, plus tard, la distance.


mercredi 19 novembre 2008

A un regard à nul autre pareil

"Les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination sont les routes aimées", écrit René Char dans Le nu perdu
Lorsque l'on sait où l'on va, que tout y mène et nous y prépare, on est rassuré. Mais le chemin ne marque pas, pas plus qu'il n'étonne, n'ouvre les sens aux possibles, ni l'esprit à la rencontre. 
Il arrive aussi que l'on a commencé à poser ses pas sur une route, parce qu'elle propose sans rien imposer. Et l'on s'y sent autrement, comme éveillé à ce que l'on n'attendait pas, à ce que l'on n'osait plus désirer. On ne sait pas où elle mène, mais l'on est prêt à s'y rendre, parce que l'on se sent vivre, en accord avec soi, un soi parfois enfoui, abandonné, pourtant palpitant. Pas après pas, le plaisir se fait plus évident, l'inattendu toujours nouveau irrigue les veines de son air vif, un regard caresse avec tendresse le temps que l'on respire.
Ce chemin émouvant, depuis ce banc j'imaginais qu'il se dessinerait. J'y suis. J'irai. 

jeudi 6 novembre 2008

Rencontre entre un réverbère et quelques feuilles.

Dans une flaque d'eau, un réverbère faisait quelques longueurs. Il croisa deux ou trois feuilles que le vent avait libérées des branches qui les retenaient depuis le printemps. Il s'entretint avec elles quelques minutes ; elles prirent confiance et lui confièrent un secret.
"Figurez-vous, Lumière de notre océan, que deux éléphants sont tombés ce matin à côté de nous, alors qu'ils contemplaient leurs reflets et se provoquaient l'un l'autre à propos de leurs rides, sans se douter que le vent en était l'auteur. A cause de leur poids ils ont coulé au fond, loin, très loin de la surface où nous nous maintenons. Faites attention, Phare de notre monde, de ne pas plonger ! Ils pourraient chercher à vous attraper en comptant sur votre aide pour ressortir. Comme ils sont maladroits, ils pourraient vous entraîner avec eux dans des profondeurs que vous-même ne pourriez éclairer. "
Le réverbère surpris par tant d'arrogance, retourna à son ciel, trop heureux d'échapper au commérage de ces vieilles peaux. Au passage, il les avait prises. Avec dextérité il les roula. Puis les fuma. Rien de tel après un peu d'exercice. En attendant que ses amis pachydermes lui rendent visite après la promenade qu'ils s'accordaient quotidiennement sur un cumulus.

mardi 4 novembre 2008

Un banc pour toi


Pourquoi un banc ? Pourquoi pas plusieurs ? Un banc, pour tous les bancs que je rencontrerai. Un banc, public par révérence pour les moments intenses, à chaque fois complets en eux-mêmes, pendant lesquels l’univers est concentré en ceux qui s’y arrêtent, et le monde s’effondre dans son néant d’indifférence. Un banc qui chante malgré les regards mesquins qui le griffent.

Sur ce banc, je m’étais assis, seul. Insulte à l’esprit du lieu ? Provocation ? Simple expression du désir de prendre du temps, de laisser les instants se dilater suivant le cours des images qui se proposeraient. Avec le risque d’un partage des lieux. Le partage se produisit lorsque, après que tu sois passée sans te rendre compte de notre présence, je veux dire celle du siège public et de la mienne, tu as senti un caillou dans l’une de tes ballerines. Tu t’es assise. Ton pied s’est offert un peu de ce soleil que manifestement il apprécie. Puis, au lieu de le rechausser tu as donné la même liberté à l’autre. Souriant à leurs doigts vernis avec art – je t’ai observée, avec discrétion, mais tu n’en avais que faire – tu les as mis en mouvement. J’ignorais encore ce que tu cherchais. En avais-tu le début d’une intuition ? Peu importe, tu as commencé à parler. J’ai cru que c’était à moi. Parce que je n’attendais que cela, évidemment. Idiot ! Si tu veux qu’une femme te parle, commence par lui adresser la parole de manière un peu fine. Tu as donc commencé à parler, en fredonnant aussi. Comme si une mélodie te rappelait quelque chose, ou qu’elle suscitait en toi un rêve éveillé. J’étais surpris, je n’ai à peu près rien compris, d’autant que tu n’articulais pas. Des syllabes, des mots. Pas de phrases, ni de récit. Tu parlais pour toi, tu répétais un rôle, peut-être.

Pour que tu me regardes, je t’ai raconté l’histoire du plus grand plaisir.

Dans un pays lointain, un enfant rencontre un vieillard. L’enfant l’interroge : « Dis-moi, grand-père, qu’as-tu vu d’extraordinaire dans ta vie ? » Le vieil homme, étonné par l’aplomb de l’enfant qui ne devait pas avoir plus de sept ans, lui répond : « Je n’ai rien vu que de très ordinaire. Un oiseau qui compte jusqu’à douze, un arbre qui chante, une maison qui se transforme, un homme qui rajeunit, une femme qui chaque jour t’accompagne et suscite un amour nouveau, un trésor qui s’offre à qui veut. Rien que de très ordinaire. » Puis il sourit avec bienveillance. L’enfant, étonné, lui rétorque : « Dans ce cas, je n’ai rien vu d’ordinaire. Cela signifie-t-il que tout ce qui m’est arrivé serait extraordinaire ? ». Le vieil homme qui était assis sur un banc à droite du seuil de sa maison, s’appuie sur sa canne, se lève, s’approche de l’enfant, le regarde droit dans les yeux, prend son temps pour le faire, sourit, puis regagne son siège. Il reste silencieux. L’enfant attend. Puis, après un soupir d’aise, l’ancêtre reprend : « J’ai vu autre chose d’ordinaire ; un enfant qui ne remet pas en question ce que je viens de lui dire et préfère réfléchir pour comprendre. Tu te rends compte que tu es aussi ordinaire que ce dont je viens de parler. Question de point de vue, me diras-tu. C’est vrai. J’ai décidé, il y a maintenant longtemps, de ne pas refuser ce qui se présente, et de le considérer comme ordinaire, justement pour prendre le temps de le comprendre. Ce qui est extraordinaire nous surprend tellement qu’on ne peut fixer son attention, qu’on est tout en excitation, hors de soi. On en est sidéré. Alors, je vais te raconter une histoire, justement parce que tu es aussi ordinaire qu’un arbre qui chante. »

J’étais jeune. Marchant sur un chemin que je ne connaissais pas, laissant derrière moi mes parents pour une raison que j’ignore, j’ai vu, au loin, une rivière. L’air était sec, le soleil sans pitié. Un bouquet d’arbres profitait de l’onde pour déployer leur ramure. Je traversais un champ et, en approchant de la rivière, j’entendis une voix qui chantait une mélodie, certaine de n’avoir pour auditeurs que les arbres et leurs résidents. La proximité de l’onde, de l’ombre, et la présence de cette mélodie sans fin me récompensa pour tous les déboires que j’avais connus. Je commençais à me réconcilier avec la vie, c’est-à-dire, sache-le, avec moi-même. Il n’y a rien de pire que d’être en guerre avec soi : on passe son temps à trouver des arguments pour se persuader que l’on doit aux autres la plupart des malheurs qui tiennent à une haine de soi. M’approchant encore, je vis des vêtements féminins. Mon bonheur serait à son comble : quoi de plus exquis que le corps d’une femme ? Mon pied se prit dans une racine, je chutai, jurai. La femme, qui avait entendu ces bruits, s’adressa avec fermeté à moi : « N’approche pas et surtout ne me regarde pas ! Pour un plaisir d’un instant tu t’en voudras toute ta vie ! Mais si tu me laisses sortir de la rivière, me sécher, me rhabiller, en ne me regardant pas, tu seras récompensé chaque jour que le temps t’accordera. Si tu me regardes, même à la dérobée, en imaginant que je ne m’en rendrai pas compte, tu sauras que tu as gâché le plus grand plaisir. »

Mon désir de la regarder était intense, plus que je n’aurais pu l’imaginer auparavant. Sa voix était une promesse de bonheur. Comment la vue de son corps pourrait-elle garantir mon malheur ? Je ne pouvais pas me résoudre à détourner les yeux. En même temps, je me rendais compte qu’elle m’avait annoncé une récompense quotidienne, chaque jour de ma vie. Mais qu’importe le futur, puisque l’on ne sait pas si l’on vivra encore dans une minute ! Je me sentais irrésistiblement poussé à ne pas tenir compte de ses avertissements. D’autant qu’ils pouvaient n’être que ruse pour rester hors de vue. Ce n’aurait pas été la première fois que l’on m’aurait trompé, tant je suis crédule. J’allais la regarder, et au diable les remords qui ne seraient peut-être que de fugitifs regrets ! Il y aura bien d’autres femmes à regarder, qui sauront se donner sans façon. N’est-ce pas ce qu’elles désirent toutes, sans l’avouer ? Des garçons de mon âge me l’avaient dit, m’assurant qu’ils savaient amener à eux n’importe laquelle, et le faisaient en changeant autant qu’ils le voulaient de conquête. Je n’y réussissais pas, ce qui me valait des moqueries incessantes. Une situation comme celle qui se présentait pourrait ne pas se reproduire de si tôt. Et pourquoi me contenter de la regarder ? Autant aller aussi loin que la situation me le permettait. Et la puissance de mon désir m’indiquait ce que je devais faire.

Cependant, j’avais là l’occasion de changer d’attitude. Pour une fois que je pouvais disposer d’une femme, pourquoi ne pas décider d’accorder foi à son présage ? Décider de lui accorder confiance, n’était-ce pas montrer que je savais me conduire avec une déférence dont elle me saurait gré. Car, il ne fait aucun doute qu’elle sait que si je suis sa demande ce sera non par crainte, mais par choix de lui reconnaître le droit de choisir ce qu’elle fera ? Comment mieux lui indiquer qu’elle pourra compter sur ma parole ?

« Prends ton temps », lui dis-je. « Je me repose en t’attendant, ici, appuyé contre ce bel arbre qui me convie à jouir d’une petite brise en son ombre. Puis tu viendras me chanter cette mélodie qui m’a tant plu. »

Pendant que le vieil homme évoquait ce souvenir à l’enfant, un chant s’éleva, venant de la maison. Une vielle femme, au regard clair, souriant comme un coucher de soleil, vint lui caresser la joue. Il s’était tu, avait fermé les yeux, le visage serein. « Je n’avais pas connu plus grand plaisir que celui qui m’est échu depuis lors. Tu comprends ainsi pourquoi un homme qui rajeunit, une femme qui chaque jour t’accompagne et suscite un amour nouveau, un trésor qui s’offre à qui veut, tout cela est ordinaire. Et tellement exceptionnel. Je ne t'ai pas tout raconté ; rien n'est aussi simple que les apparences peuvent le laisser croire. Qu'importe ! Allez, rentre chez toi, maintenant. Penses-y lorsque tu en auras le temps. Essaie de comprendre que le plus grand plaisir, aussi exceptionnel soit-il, doit être pour toi ordinaire si tu veux vraiment en jouir. »

Depuis, tu continues à me regarder.

lundi 3 novembre 2008

Retour à l'équilibre.


Pourquoi ne pas faire simple ? La verticalité est vécue dans notre équilibre, lorsque la marche le met en question et que le corps, plein d'une sagesse éprouvée, le réaffirme. Pour la proposer au regard, pour aider la main qui cherche à la tracer, un triangle isocèle rectangle, un fil partant de son sommet et un poids effilé en son bout, une marque au milieu de sa base. L'archipendule, précise, porteuse de l'évidence, trace la ligne verticale, et permet de reconnaître l'horizontal. Elle peut être dérangée par des mouvements qui s'impriment en elle en une danse calme. Une fois le vent ou la tempête passés, imperturbable elle retrouve la verticale. Comme un équilibre résolu. Choisi contre ce qui pourrait chercher à tourmenter ou à distraire.
L'archipendule réalise ce que je cherche ; voilà ce que je me suis dit. La certitude de retrouver le calme de la verticale. Il y a aussi de la solitude dans cet instrument qui guide architectes et maçons. Un cadre, un fil, un poids. Seul mais assuré. Admirable modèle, elle trouve qui sait l'apprécier. Ignorée, elle demeure elle-même. Un instrument sage.
Trouver en moi un tel équilibre simple. Le souffle devenu conscient, guide des mouvements, inspirateur de l'attention, offre l'occasion de cette recherche. Pour se retrouver. Un chemin à suivre.