mardi 4 novembre 2008

Un banc pour toi


Pourquoi un banc ? Pourquoi pas plusieurs ? Un banc, pour tous les bancs que je rencontrerai. Un banc, public par révérence pour les moments intenses, à chaque fois complets en eux-mêmes, pendant lesquels l’univers est concentré en ceux qui s’y arrêtent, et le monde s’effondre dans son néant d’indifférence. Un banc qui chante malgré les regards mesquins qui le griffent.

Sur ce banc, je m’étais assis, seul. Insulte à l’esprit du lieu ? Provocation ? Simple expression du désir de prendre du temps, de laisser les instants se dilater suivant le cours des images qui se proposeraient. Avec le risque d’un partage des lieux. Le partage se produisit lorsque, après que tu sois passée sans te rendre compte de notre présence, je veux dire celle du siège public et de la mienne, tu as senti un caillou dans l’une de tes ballerines. Tu t’es assise. Ton pied s’est offert un peu de ce soleil que manifestement il apprécie. Puis, au lieu de le rechausser tu as donné la même liberté à l’autre. Souriant à leurs doigts vernis avec art – je t’ai observée, avec discrétion, mais tu n’en avais que faire – tu les as mis en mouvement. J’ignorais encore ce que tu cherchais. En avais-tu le début d’une intuition ? Peu importe, tu as commencé à parler. J’ai cru que c’était à moi. Parce que je n’attendais que cela, évidemment. Idiot ! Si tu veux qu’une femme te parle, commence par lui adresser la parole de manière un peu fine. Tu as donc commencé à parler, en fredonnant aussi. Comme si une mélodie te rappelait quelque chose, ou qu’elle suscitait en toi un rêve éveillé. J’étais surpris, je n’ai à peu près rien compris, d’autant que tu n’articulais pas. Des syllabes, des mots. Pas de phrases, ni de récit. Tu parlais pour toi, tu répétais un rôle, peut-être.

Pour que tu me regardes, je t’ai raconté l’histoire du plus grand plaisir.

Dans un pays lointain, un enfant rencontre un vieillard. L’enfant l’interroge : « Dis-moi, grand-père, qu’as-tu vu d’extraordinaire dans ta vie ? » Le vieil homme, étonné par l’aplomb de l’enfant qui ne devait pas avoir plus de sept ans, lui répond : « Je n’ai rien vu que de très ordinaire. Un oiseau qui compte jusqu’à douze, un arbre qui chante, une maison qui se transforme, un homme qui rajeunit, une femme qui chaque jour t’accompagne et suscite un amour nouveau, un trésor qui s’offre à qui veut. Rien que de très ordinaire. » Puis il sourit avec bienveillance. L’enfant, étonné, lui rétorque : « Dans ce cas, je n’ai rien vu d’ordinaire. Cela signifie-t-il que tout ce qui m’est arrivé serait extraordinaire ? ». Le vieil homme qui était assis sur un banc à droite du seuil de sa maison, s’appuie sur sa canne, se lève, s’approche de l’enfant, le regarde droit dans les yeux, prend son temps pour le faire, sourit, puis regagne son siège. Il reste silencieux. L’enfant attend. Puis, après un soupir d’aise, l’ancêtre reprend : « J’ai vu autre chose d’ordinaire ; un enfant qui ne remet pas en question ce que je viens de lui dire et préfère réfléchir pour comprendre. Tu te rends compte que tu es aussi ordinaire que ce dont je viens de parler. Question de point de vue, me diras-tu. C’est vrai. J’ai décidé, il y a maintenant longtemps, de ne pas refuser ce qui se présente, et de le considérer comme ordinaire, justement pour prendre le temps de le comprendre. Ce qui est extraordinaire nous surprend tellement qu’on ne peut fixer son attention, qu’on est tout en excitation, hors de soi. On en est sidéré. Alors, je vais te raconter une histoire, justement parce que tu es aussi ordinaire qu’un arbre qui chante. »

J’étais jeune. Marchant sur un chemin que je ne connaissais pas, laissant derrière moi mes parents pour une raison que j’ignore, j’ai vu, au loin, une rivière. L’air était sec, le soleil sans pitié. Un bouquet d’arbres profitait de l’onde pour déployer leur ramure. Je traversais un champ et, en approchant de la rivière, j’entendis une voix qui chantait une mélodie, certaine de n’avoir pour auditeurs que les arbres et leurs résidents. La proximité de l’onde, de l’ombre, et la présence de cette mélodie sans fin me récompensa pour tous les déboires que j’avais connus. Je commençais à me réconcilier avec la vie, c’est-à-dire, sache-le, avec moi-même. Il n’y a rien de pire que d’être en guerre avec soi : on passe son temps à trouver des arguments pour se persuader que l’on doit aux autres la plupart des malheurs qui tiennent à une haine de soi. M’approchant encore, je vis des vêtements féminins. Mon bonheur serait à son comble : quoi de plus exquis que le corps d’une femme ? Mon pied se prit dans une racine, je chutai, jurai. La femme, qui avait entendu ces bruits, s’adressa avec fermeté à moi : « N’approche pas et surtout ne me regarde pas ! Pour un plaisir d’un instant tu t’en voudras toute ta vie ! Mais si tu me laisses sortir de la rivière, me sécher, me rhabiller, en ne me regardant pas, tu seras récompensé chaque jour que le temps t’accordera. Si tu me regardes, même à la dérobée, en imaginant que je ne m’en rendrai pas compte, tu sauras que tu as gâché le plus grand plaisir. »

Mon désir de la regarder était intense, plus que je n’aurais pu l’imaginer auparavant. Sa voix était une promesse de bonheur. Comment la vue de son corps pourrait-elle garantir mon malheur ? Je ne pouvais pas me résoudre à détourner les yeux. En même temps, je me rendais compte qu’elle m’avait annoncé une récompense quotidienne, chaque jour de ma vie. Mais qu’importe le futur, puisque l’on ne sait pas si l’on vivra encore dans une minute ! Je me sentais irrésistiblement poussé à ne pas tenir compte de ses avertissements. D’autant qu’ils pouvaient n’être que ruse pour rester hors de vue. Ce n’aurait pas été la première fois que l’on m’aurait trompé, tant je suis crédule. J’allais la regarder, et au diable les remords qui ne seraient peut-être que de fugitifs regrets ! Il y aura bien d’autres femmes à regarder, qui sauront se donner sans façon. N’est-ce pas ce qu’elles désirent toutes, sans l’avouer ? Des garçons de mon âge me l’avaient dit, m’assurant qu’ils savaient amener à eux n’importe laquelle, et le faisaient en changeant autant qu’ils le voulaient de conquête. Je n’y réussissais pas, ce qui me valait des moqueries incessantes. Une situation comme celle qui se présentait pourrait ne pas se reproduire de si tôt. Et pourquoi me contenter de la regarder ? Autant aller aussi loin que la situation me le permettait. Et la puissance de mon désir m’indiquait ce que je devais faire.

Cependant, j’avais là l’occasion de changer d’attitude. Pour une fois que je pouvais disposer d’une femme, pourquoi ne pas décider d’accorder foi à son présage ? Décider de lui accorder confiance, n’était-ce pas montrer que je savais me conduire avec une déférence dont elle me saurait gré. Car, il ne fait aucun doute qu’elle sait que si je suis sa demande ce sera non par crainte, mais par choix de lui reconnaître le droit de choisir ce qu’elle fera ? Comment mieux lui indiquer qu’elle pourra compter sur ma parole ?

« Prends ton temps », lui dis-je. « Je me repose en t’attendant, ici, appuyé contre ce bel arbre qui me convie à jouir d’une petite brise en son ombre. Puis tu viendras me chanter cette mélodie qui m’a tant plu. »

Pendant que le vieil homme évoquait ce souvenir à l’enfant, un chant s’éleva, venant de la maison. Une vielle femme, au regard clair, souriant comme un coucher de soleil, vint lui caresser la joue. Il s’était tu, avait fermé les yeux, le visage serein. « Je n’avais pas connu plus grand plaisir que celui qui m’est échu depuis lors. Tu comprends ainsi pourquoi un homme qui rajeunit, une femme qui chaque jour t’accompagne et suscite un amour nouveau, un trésor qui s’offre à qui veut, tout cela est ordinaire. Et tellement exceptionnel. Je ne t'ai pas tout raconté ; rien n'est aussi simple que les apparences peuvent le laisser croire. Qu'importe ! Allez, rentre chez toi, maintenant. Penses-y lorsque tu en auras le temps. Essaie de comprendre que le plus grand plaisir, aussi exceptionnel soit-il, doit être pour toi ordinaire si tu veux vraiment en jouir. »

Depuis, tu continues à me regarder.

3 commentaires:

Corinne a dit…

Une bien belle déclaration d'amour. Les bans publiés, reste l'amour préservé, si rare et précieux de nos jours.

En passant a dit…

N'est-il pas le cœur de tout bien ?

Corinne a dit…

Oui. Bien au-delà de la possession, qui n'est pas de l'amour mais sa négation. Aimer sans s'aliéner.